Sur quelles bases repose la reconnaissance faciale ?

L’identification et la vérification d’individus à l’aide de la reconnaissance faciale sont des processus dits biométriques, soit tous les processus par lesquels le corps humain est soumis à une analyse afin d’en tirer des informations. Outre la prise d’empreintes digitales et le scan des veines[1], c’est la détection faciale qui est le plus souvent utilisée à cette fin. La biométrie du visage, c’est-à-dire la structure du visage et les distances entre ses différents composants, peut être analysée lorsqu’une caméra ou un appareil photo capturent une image de ce visage. Il n’est donc pas toujours possible de contrôler l’enregistrement des données, qui peut alors passer inaperçu et intervenir sans le consentement de la personne en question.

Mais pourquoi utiliser la reconnaissance faciale, et pourquoi certaines personnes y voient-elles un risque ?

Comment fonctionne la reconnaissance faciale ?

La reconnaissance faciale repose sur une analyse en 2D ou en 3D.

Pour la procédure en 2D, de simples photographies sont utilisées. Il existe deux approches :

  1. Les caractéristiques géométriques du visage (position du nez, des yeux, de la bouche, etc.) sont extraites de l’image et analysées. Pour ce faire, un grillage artificiel généré automatiquement par ordinateur afin de reconnaître les traits physionomiques du visage humain est appliqué à l’image. À partir d’un système de valeurs numériques, les données sont alors transposées sur un ensemble vectoriel. Les nouvelles images pourront ensuite être comparées avec l’ensemble vectoriel à partir de la base de données et être associées aux autres images semblables[2].
  2. La reconnaissance faciale fait également appel au template matching. Ce processus vise à calculer le degré de similitude entre l’image d’un visage et un template, c’est-à-dire un gabarit épousant les formes d’un visage. À cette fin, les images disponibles dans la banque de données sont comparées avec les gabarits. L’ensemble vectoriel détermine le degré de similitude, par exemple, en comptant le nombre de carrés « vides » entre le nez, la bouche et les yeux[3].
 

Ces méthodes ont connu une évolution constante depuis le début des années 1990. Aujourd’hui, même l’approche en 2D implique des processus de calcul complexes, tels que l’analyse par ondelettes[4] ou la méthode Viola-Jones[5]. L’approche 2D se base donc sur des calculs mathématiques reposant sur des algorithmes.

Cependant, l’approche 2D a pour désavantage de ne pas prendre en compte les angles de vue inhabituels, les ombres et les zones occultées dans leurs calculs. C’est ici que l’approche 3D apporte une solution alternative. Ce type de processus ne décode pas l’image en termes de distances, de luminosité et de valeurs chromatiques, mais fait appel aux informations de profondeur détectées par les scanners laser. Cette approche permet de créer une structure en réseau qui reproduit le visage humain au format virtuel. Trois processus sont habituellement d’usage pour identifier les visages à l’aide de ce réseau[6] :

  1. Courbes : le programme retrace les courbes du visage, qui donnent des indications sur la physionomie de la personne.
  2. Description des formes : les dimensions et les orientations des différentes parties du réseau qui ne sont pas sujettes à d’importants changements, comme le dos du nez, le menton et le front, sont utilisées comme points de comparaison.
  3. Relations : comme pour l’approche en 2D, les distances entre les différents points du visage sont mesurées. Cependant, comme cette analyse se fait dans l’espace, le programme tient compte de distances différentes de celles qui sont mesurées lors de l’approche en 2D, par exemple, celle entre la pointe et les ailes du nez.

Les processus 3D reposent sur une intelligence artificielle ainsi que sur des algorithmes. Le logiciel détecte de manière indépendante les caractéristiques telles que la position des ombres ou les symétries qui peuvent servir à reconnaître un visage. Cela accroît le degré de fiabilité de la reconnaissance faciale. Cependant, la complexité de cette approche se traduit également par d’importantes quantités de données qui rendent plus difficile la comparaison de nombreuses images is­sues d’imposants corpus de données.

La reconnaissance faciale est chaque jour plus performante, car un nombre croissant d’individus prend des photos de soi et des autres et les publie tous les jours, par exemple, sur les réseaux sociaux. Ces données peuvent ensuite être intégrées aux corpus utilisés pour la reconnaissance faciale. Simultanément, les volumes de données nécessaires continuent eux aussi de croître constamment. Ces deux facteurs contribuent au développement de modèles de reconnaissance faciale de plus en plus précis.

 

Notamment, une des plus importantes raisons de l’amélioration sensible de la fiabilité des systèmes de reconnaissance faciale est la technologie du deep learning[7]. Il s’agit d’une méthode permettant aux machines de traiter les informations et aux intelligences artificielles d’apprendre. D’immenses quantités de données sont analysées et introduites dans un réseau neuronal qui établit des liens entre ces informations. Comme dans le cerveau humain, ces liens sont en évolution continue, ce qui donne lieu à la création de nouvelles connexions. Cela permet à la machine d’établir des pronostics et de prendre des décisions, mais aussi d’analyser ces derniers et, le cas échéant, de les modifier. En règle générale, l’être humain n’intervient pas dans le deep learning, qui est utilisé dans le domaine de la reconnaissance faciale, car de grands volumes de données doivent être analysés selon des schémas et des modèles.

 
Parfois, plusieurs méthodes sont associées les unes aux autres. Par exemple, l’utilisation combinée de cette technologie avec d’autres capteurs, tels que les détecteurs de mouvement ou les enregistreurs audio, facilitent ou initient la reconnaissance faciale. Ainsi, les capteurs de mouvement peuvent par exemple activer la surveillance vidéo nécessaire à cet égard.

Qui collecte nos données ?

En matière de collecte et de sauvegarde d’images, l’exemple le plus connu et le plus controversé est la société américaine Clearview[8]. Sa banque de données contiendrait plus de trois milliards de photographies de visages humains. Et pour obtenir ces données, un programme parcourt les pages internet accessibles au grand public, telles que Facebook, YouTube et Instagram[9]. Il télécharge automatiquement les images qu’il y trouve et scanne les visages pour en identifier les caractéristiques biométriques. En cas de recoupement des données, le programme fournira plus de photos et de données personnelles.

 
Cependant, si Clearview est pour l’instant considérée comme l’entreprise ayant la plus grande banque de données, il existe bien d’autres systèmes similaires. Outre les systèmes d’enregistrement des manifestant-e-s, mis en place par la police à différents endroits du globe, tels que la Russie[10] et Hong Kong[11], des entreprises privées utilisent elles aussi la reconnaissance faciale : Apple collecte des données relatives au visage afin que les personnes qui utilisent FaceID, un type de clé d’accès pour smartphone, puissent déverrouiller leur téléphone. Google est également suspectée de collecter sciemment des fichiers images, et même d’utiliser des outils non conventionnels à cette fin[12] : à New York, Google aurait engagé des personnes pour offrir des bons aux passant-e-s s’iels consentaient à l’enregistrement des données de leurs visages. Les visages de ces passant-e-s ont été photographiés sous différents angles.

Qui a un intérêt pour nos données ?

De nombreux-ses acteur-trice-s ont un intérêt à collecter nos données : les entreprises, les gouvernements, les institutions publiques, mais aussi les organisations criminelles et certains individus. En achetant des corpus de données aux gestionnaires d’adresses, les entreprises sont en mesure d’obtenir des informations concernant le comportement d’achat des consommateur-trice-s, qu’elles peuvent ensuite utiliser à des fins publicitaires. Dans ce contexte, la reconnaissance faciale n’est pas nécessaire. Parfois, il n’y a même pas besoin d’acheter des données. Les paiements par prélèvements bancaires suffisent à suivre le comportement d’achat[13].
 
es autorités paient elles aussi pour obtenir des données faciales. 600 autorités américaines auraient par exemple accepté l’offre de Clearview afin de lutter contre les crimes sexuels[14].
 
La reconnaissance faciale permet par ailleurs aux organisations criminelles et aux criminel-le-s agissant seul-e-s de découvrir l’identité d’individus et d’en abuser. Par exemple, dans le cadre du stalking (le pistage illégal et le harcèlement des personnes), de l’achat de biens illégaux (drogues, pédopornographie, etc.) ou du fait de se faire passer pour une autre personne via une vérification erronée de l’identité.[15]

Quels avantages offre la reconnaissance faciale ?

La police et les autorités de sécurité ainsi que les autorités judiciaires peuvent faire usage de la reconnaissance faciale pour lutter contre les crimes tels que le trafic d’êtres humains et les délits sexuels, car elle leur permet d’analyser des vidéos et de déterminer l’identité des individus. De même, cette technologie permet de lutter contre l’usurpation d’identité[16].

En Suisse des entreprises telles que Migrolino[17] ou Valora[18] testent la reconnaissance faciale pour faciliter le paiement des achats ou pour déterminer l’âge des client-e-s lorsque les produits achetés sont assortis d’une limite d’âge.

Des sites internet tels que Pornhub utilisent quant à eux un logiciel de reconnaissance faciale pour identifier les acteur-trice-s dans les vidéos et les taguer[19].

La reconnaissance faciale est également utilisée pour associer des personnes les unes aux autres, par exemple dans les albums photo de Facebook, afin de créer de nouveaux contacts.

… Et les désavantages ?

Les facilités et les avantages que la reconnaissance faciale est censée apporter présentent également de graves désavantages. La reconnaissance faciale représente un danger pour la vie privée des individus, et elle est problématique du point de vue des droits fondamentaux.

Dans certaines régions du monde, la police peut par exemple utiliser la reconnaissance faciale pour identifier les manifestant-e-s. C’est ce qui s’est produit en 2019 lors des manifestations de Hong Kong[20] Il y a là le risque que les manifestant-e-s aient à craindre que leur identité soit enregistrée par les autorités en vue d’éventuelles poursuites pénales. Cela pourrait mener à ce que les citoyen-ne-s n’osent plus manifester. Pour se défendre, les protestataires de Hong Kong se sont équipé-e-s de pointeurs laser grâce auxquels iels ont perturbé la reconnaissance faciale[21]. Mais iels ont également utilisé cette technologie contre la surveillance étatique : la reconnaissance faciale a notamment été utilisée sur des agent-e-s de police afin d’introduire des procédures à leur encontre. Cela a notamment permis d’identifier les membres d’une unité de police, entre autres, grâce à une banque de données privée. Les autorités de Hong Kong ont immédiatement réagi : des contrôles stricts de la protection des données ont été mis en place afin de réglementer l’utilisation privée de la reconnaissance faciale[22].

Studio Incendo

Cette photographie datant du 7 août 2019, où figurent des manifestants armés de pointeurs laser pour perturber la reconnaissance faciale, est devenue l’un des symboles de la manifestation pro-démocratie de Hong Kong, photo : Studio Incendo, CC by 2.0

L’exemple de Pornhub est lui aussi une lame à double tranchant, car le logiciel de reconnaissance faciale ne fait pas la différence entre les acteur-trice-s professionnel-le-s et les amateur-trice-s. Il est donc possible que des personnes souhaitant rester anonymes soient identifiées[23].

Un autre exemple aux ramifications politiques importantes et qui pourrait causer une violation des droits fondamentaux et de la vie privée des individus est l’établissement, en 2017, d’un système de crédits sociaux par la Chine[24]. Les individus soumis à ce système font l’objet d’une surveillance au quotidien au moyen de la reconnaissance faciale. Les comportements considérés comme ‹ positifs › par le gouvernement chinois sont récompensés par l’octroi de points sur un compte ; les comportements ‹ négatifs › sont punis[25] par le retrait de ces points, ce qui peut entraîner le refus d’accès à certains services sociaux et des restrictions de voyage[26]. Toutefois, ce système ne prend pas seulement en compte le comportement au quotidien dans l’espace public, mais aussi, entre autres, le pouvoir d’acha[27] et l’orientation politique[28]. Ce système de crédits sociaux est actuellement en phase de test et n’est pas appliqué sur l’ensemble du territoire chinois.

La manière dont les données utilisées comme base pour la reconnaissance faciale sont acquises est également controversée. Par exemple, le service Clearview télécharge ses données à partir de plateformes telles que Facebook et Instagram, violant ainsi les conditions d’utilisation des réseaux sociaux[29]. En outre, les autorités laissent des données sensibles, telles que l’identité de criminel-le-s potentiel-le-s, entre les mains des prestataires de services. Et il est impossible de garantir que ces données sont complètement protégées contre toute attaque de hacking ou vol de données.

Nombre de technologies reposent sur des visages normés. Elles présentent donc un biais algorithmique qui reflète les formes de discrimination existantes et se répercute sur les corpus de données. La norme rend ainsi plus difficile la reconnaissance faciale des personnes Noires ou racisées, des femmes, des personnes âgées, trans et en situation de handicap. En conséquence, une majorité de la société n’est pas en mesure de profiter des avantages de ces technologies[30].

L’association suisse à but non lucratif W3rkH0f a tenté, en 2019, de tromper la reconnaissance faciale lors d’un atelier public[31]. Elle a installé deux des programmes les plus souvent utilisés pour la reconnaissance faciale, OpenCV et Vision Framework (reconnaissance faciale d’Apple). Ensuite, il a été demandé aux participant-e-s de leurrer la technologie par l’usage de maquillage, de lunettes et de vêtements. L’expérience a permis d’aboutir à une conclusion : une simple paire de lunettes ne suffit pas à tromper la reconnaissance faciale.

W3erkh0f

W3rkH0f, atelier sur la reconnaissance faciale, illustration : W3rkH0f, CC by 4.0

Enfin, il est très difficile de réglementer la reconnaissance faciale, aussi bien dans l’espace public que dans l’espace numérique. En effet, tous les visages enregistrés sont simultanément sauvegardés. Que ce soit justifié ou non.

D’autres dimensions à prendre en compte ?

LLe débat autour de la reconnaissance faciale reste enflammé, et les différentes opinions s’affrontent : là où certains y voient un renforcement de la sécurité d’État ou une facilitation de l’authentification dans le cadre de différents services, d’autres protestent contre le potentiel d’intrusion dans la vie privée et de violation des droits fondamentaux[32]. Cette technologie pourrait porter atteinte au droit à l’anonymat au sein de l’espace public, à tel point que les individus n’auraient plus d’autre choix que de reproduire les comportements attendus par l’État. Dans ce contexte, la menace d’un État de surveillance absolue et oppressante devient bien réelle.

Au sein de ce débat, deux domaines d’application différents de la reconnaissance faciale sont souvent confondus : la vérification et l’identification des visages. Lors de la vérification, la reconnaissance faciale sert à confirmer l’identité d’une personne. Lors de l’identification, elle vise à déterminer l’identité d’un individu. Cette dernière fonction comporte un risque d’abus, car les données biométriques sont des données à caractère personnel. Si, au sein de l’Union européenne, ces données sont soumises à une interdiction de traitement[33], la situation est quelque peu différente en Suisse : fondamentalement, le traitement de ces données y est autorisé[34]. Ce n’est qu’en cas de violation des principes de base autorisant ce traitement que ce dernier doit être justifié. Ces principes comprennent, par exemple, le fait d’informer les personnes que leurs données faciales ont été sauvegardées. Une commission de l’Union européenne travaille actuellement à déterminer si la technologie de l’intelligence artificielle est en violation avec les droits fondamentaux (par exemple, droit à la vie privée)[35]. Le premier livre blanc à ce sujet est à présent disponible et fait l’objet de discussions au sein du Parlement européen[36].

Même si la technologie de la reconnaissance faciale n’est pas encore parfaite et qu’elle entre en conflit avec les droits fondamentaux, la vie privée et les décrets législatifs, il est impératif d’en discuter à tous les niveaux (politique, sociétal, juridique). Dans tous les cas, l’un des principes les plus fondamentaux dont il faudra exiger le respect tout au long de l’implémentation de la reconnaissance faciale par les États, les organisations et les entreprises est indubitablement le plus haut degré de transparence possible vis-à-vis des processus qui y sont associés. Quels visages sont enregistrés ? Puis-je m’opposer à la reconnaissance faciale ? Où, combien de temps et de quelle manière les données sont-elles sauvegardées ? Qui fait usage de ces données ? À quelles fins ces données sont-elles utilisées ?

Il est d’autant plus important de poser un regard critique sur la reconnaissance faciale que les réponses apportées à ces questions ne sont souvent pas transparentes.