Tentons un exercice de réflexion : c’est le matin tôt, vous êtes encore au lit et vous tendez péniblement la main vers votre smartphone pour enfin faire taire l’alarme stridente du réveil. Vous vous frottez les yeux et, comme vous avez de toute manière déjà votre portable en main, vous commencez à parcourir le fil d’actualité Instagram. Un scénario que l’on connaît tous !

En moyenne, nous passons trois heures par jour sur notre smartphone, et plus de la moitié des interactions durent moins de deux minutes. Résultat : nous consultons souvent notre portable par habitude sans en être vraiment conscient-e-s[1]. Les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel à cet égard. Selon l’étude JAMES, 98 % des jeunes entre 12 et 19 ans sont inscrit-e-s à au moins une plateforme, comme Instagram, Snapchat ou TikTok[2]. Nous sommes donc amené-e-s à nous demander comment Instagram et autres font pour que notre regard reste collé à l’écran sans que nous nous rendions compte du temps qui passe et de l’impact du quotidien numérique sur notre santé psychique ? Et quel rôle les images jouent-elles dans ce contexte ?

Marc Lee, Unfiltered – TikTok and the Emerging Face of Culture, 2020 –, installation multicanale basée sur le web, taille variable, Window of the World, vue de l’exposition à la Reithalle de Saint-Moritz, 2020, © Marc Lee

Dans son installation Unfiltered, l’artiste Marc Lee aborde le déluge d’informations auquel nous sommes aujourd’hui confronté-e-s avec les réseaux sociaux. Des millions de personnes partagent et regardent des vidéos courtes ou des diaporamas sur TikTok, l’une des applications les plus populaires actuellement. Marc Lee soulève différentes questions concernant les rôles et la valeur de ces images dans la société : « Est-ce que des messages de protestation peuvent nous faire changer d’opinion ? » Voici l’un des textes qui apparaît sur les brèves vidéos de l’installation, poussant ainsi les observateur-trice-s à réfléchir à leur responsabilité sociale. Image : Marc Lee, Unfiltered – TikTok and the Emerging Face of Culture, 2020 –, installation multicanale basée sur le web, taille variable, Window of the World, vue de l’exposition à la Reithalle de Saint-Moritz, 2020, © Marc Lee

Notre relation aux images photographiques évolue au fur et à mesure des nouvelles fonctionnalités ajoutées aux applications que nous utilisons. À notre époque, lorsque l’on prend une photo avec son smartphone, il s’agit plutôt de communiquer avec d’autres utilisateur-trice-s que d’immortaliser un moment en particulier. L’image connectée est partagée, likée et continue ainsi sans cesse de circuler. Et plus elle circule, plus elle reçoit d’attention. Il est d’ailleurs aujourd’hui possible de mesurer ce phénomène : clics, likes et partages deviennent une sorte de monnaie, qui détermine la valeur d’une image.

Les réseaux sociaux comme Instagram ou TikTok sont conçus de manière que les
utilisateur-trice-s interagissent au maximum et y passent le plus de temps possible : des notifications indiquant qu’un-e ami-e a publié un nouveau contenu ou que l’un de nos posts a été likée ne cessent d’apparaître. Plus nous passons de temps sur ces plateformes, plus nous fournissons de données à des entreprises de technologie, telles que Google, Apple et Facebook. À chaque clic ou like, elles en apprennent plus sur nos intérêts, nos relations et nos habitudes. Ces données permettent ensuite à des entreprises comme Apple et autres d’afficher des annonces publicitaires personnalisées et ciblées (à savoir taillées sur mesure pour nous). Elles vendent les emplacements publicitaires à des entreprises qui y vantent les mérites de leurs produits, et dégagent ainsi des bénéfices sur le dos des utilisateur-trice-s.

Le marketing d’influence, qui est devenu un nouvel outil de communication de marque grâce aux réseaux sociaux, prouve également que les clics sont la nouvelle monnaie. Plus les influenceur-euse-s ont de portée, plus les entreprises leur demanderont de faire la publicité de leurs produits. Par exemple, via des tap tags, que l’on peut ajouter à une image sur Instagram pour éveiller l’intérêt des utilisateur-trice-s. D’un seul clic, ces dernier-ère-s seront redirigé-e-s vers des profils d’entreprises qui souhaitent se les approprier comme client-e-s. Cet exemple montre bien que notre attention et nos données sont le prix à payer pour ces plateformes en apparence gratuites. Le modèle d’affaires reposant sur l’attention n’a rien de nouveau. En effet, l’expression « économie de l’attention » est apparue voilà plus de 20 ans – soit avant que les réseaux sociaux ne viennent chambouler notre quotidien dans les années 2000. L’attention passait, à l’époque déjà, pour un bien disponible en quantité limitée, et donc très recherché, car la quantité de données est souvent plus importante que notre capacité à les assimiler[3].

​​Lauren Lee McCarthy, Follower, 2016–, SITUATION #128, SITUATIONS/Follower, vue de l’exposition au Fotomuseum Winterthur, 2018 © Philipp Ottendörfer, Courtesy de l’artiste

Les réseaux sociaux peuvent nous inciter à rechercher l’attention des autres utilisateur-trice-s. C’est ce que l’artiste Lauren Lee McCarthy a thématisé dans le cadre de sa performance Follower, qui transposait dans l’espace physique le fait de suivre sur les réseaux sociaux. En effet, une application permettait aux participant-e-s de réserver une personne qui les suivrait durant une journée. Sur cette image figurent les réponses à la question « Pourquoi voulez-vous que quelqu’un vous suive ? » Image : ​​Lauren Lee McCarthy, Follower, 2016–, SITUATION #128, SITUATIONS/Follower, vue de l’exposition au Fotomuseum Winterthur, 2018 © Philipp Ottendörfer, Courtesy de l’artiste

La logique de l’économie de l’attention ne nous pousse pas seulement à consommer, elle exige aussi de nous que nous produisions dans son intérêt. En effet, lorsque nous sommes
actif-ve-s en ligne, nous devons partager régulièrement des images afin de rester visibles pour les autres utilisateur-trice-s et d’obtenir ainsi leur attention. Par conséquent, nous consacrons énormément de temps à notre auto-promotion, qui devient même une activité de loisirs[4].

La question à laquelle nous sommes confronté-e-s est désormais la suivante : comment pouvons-nous récupérer notre attention ? Et comment éviter qu’elle ne soit instrumentalisée par des entreprises de technologie ? Safa Ghnaim nous en dit un peu plus. Elle est directrice de programme suppléante et responsable de projet au sein de l’organisation Tactical Tech, qui étudie l’effet de la technologie sur la société et développe des stratégies en vue d’une approche équilibrée et durable. Safa est responsable du Data Detox Kit, une collection d’astuces et d’instructions ayant pour objectif de nous aider à améliorer nos habitudes numériques, comme notre manière d’aborder nos propres données ou les fausses nouvelles sur internet[5].

How to survive a break-up …with your phone (en anglais), Data Detox Kit, Tactical Tech, 2021

Le Data Detox Kit soutient les utilisateur-trice-s dans la gestion de leurs données en vue d’améliorer leur sentiment de bien-être. Des graphiques et des conseils simples doivent contribuer à reconnaître les astuces visuelles utilisées de manière ciblée par les applications pour attirer leur attention. Détail d’image : How to survive a break-up …with your phone (en anglais), Data Detox Kit, Tactical Tech, 2021, source : https://cdn.ttc.io/s/datadetoxkit.org/youth/Data-Detox-x-Youth_EN.pdf

Safa, que trouvez-vous particulièrement intéressant dans la discussion au sujet de l’économie de l’attention ?
Ce qui me fascine le plus dans cette économie de l’attention et ce qui me pousse à travailler dur dans le domaine de la littéracie numérique/médiatique, c’est le fait que nos portables ont été développés dans le but d’attirer notre attention. Chaque facette et chaque caractéristique (de la notification au positionnement des boutons, leurs couleurs et leurs tailles), chaque clignotement, chaque vibration et chaque bip ont été astucieusement élaborés par des équipes de développeur-euse-s, de concepteur-trice-s et de psychologues pour faire que nous restions accros et que nous en voulions toujours plus. Lorsque je discute avec des lecteur-trice-s du Data Detox Kit, je constate qu’iels ont tendance à se tenir pour responsables ou à se sentir coupables de leurs habitudes numériques, alors qu’en fait iels ne font que répondre à la technologie exactement de la manière dont celle-ci l’avait prévu.

De quelle manière l’économie de l’attention influence-t-elle notre regard et la manière dont nous contemplons les images ?
La première chose qui me vient à l’esprit est la manière dont l’économie de l’attention nous formate. Lorsque nous avons pour habitude, par exemple, de regarder des clips vidéo de 5 secondes, que se passe-t-il si nous tentons de nous concentrer sur un contenu plus long et plus profond, qui sera aussi plus complexe ou exigera davantage d’attention ? Nous pourrions bien avoir plus de mal à nous concentrer sur un documentaire vidéo sans toucher à notre portable ou faire mille autres choses en même temps. Je n’ai pas vraiment de réponses mais je me demande quelles seront les répercussions à long terme – en particulier sur les jeunes, dont le cerveau est en plein développement.

Indre Urbonaite, Flamingos, Moonrise and the Slippers, 2018, SITUATION #157, SITUATIONS/To look is to labor, vue de l’exposition Fotomuseum Winterthur, 2018 © Philipp Ottendörfer, Courtesy de l’artiste

Avec les réseaux sociaux, nous nous sommes habitué-e-s à des contenus éphémères. Cela change-t-il la manière dont nous percevons les images ? Indre Urbonaite a utilisé un logiciel de suivi oculaire pour enregistrer le mouvement des yeux des observateur-trice-s lorsqu’iels regardaient, par exemple, l’image d’un flamant qui se déplace dans l’eau. L’artiste fait ainsi référence aux entreprises qui utilisent précisément ce logiciel pour analyser notre comportement à des fins publicitaires. Image : Indre Urbonaite, Flamingos, Moonrise and the Slippers, 2018, SITUATION #157, SITUATIONS/To look is to labor, vue de l’exposition Fotomuseum Winterthur, 2018 © Philipp Ottendörfer, Courtesy de l’artiste

Quelles sont les effets négatifs sur notre bien-être psychique, voire physique ?
Il existe de nombreux rapports portant sur les conséquences négatives de l’économie de l’attention. Récemment, The Wall Street Journal a publié une série de révélations sous le titre The Facebook Files. L’un de ces rapports, intitulé Facebook Knows Instagram Is Toxic for Teen Girls, Company Documents Show (littéralement « Des documents internes le révèlent : Facebook sait qu’Instagram est toxique pour les jeunes adolescentes »), reposait sur les informations de la lanceuse d’alerte Frances Haugen. Dans les faits, en collaboration avec des expert-e-s en santé mentale, des groupes d’intérêt et d’autres spécialistes, les plateformes elles-mêmes ont mené des études à large échelle et sont au courant des conséquences négatives de leurs outils. De la relation entre le nombre de likes et l’estime de soi aux filtres de beauté, qui déforment notre sens des réalités, en passant par la similitude entre le geste consistant à actualiser une page sur un écran tactile et l’action de tirer et de relâcher le ‹ levier › d’une machine à sous : voilà bien longtemps que nous avons quitté le domaine des spéculations et que des recherches concrètes viennent confirmer ces affirmations.

60 Minutes, Facebook whistleblower talks Facebook algorithms, Twitter, 04.10.2021

Des entreprises de technologie comme Facebook tirent profit de notre attention et sont prêtes à accepter des discours haineux ainsi que des fausses informations qui pourraient mettre leurs utilisateur-trice-s en danger. Frances Haugen, ancienne collaboratrice de Facebook, s’est exprimée à ce sujet. Dans cet interview (en anglais) accordé à CBS News, elle révélé que l’entreprise est consciente des effets dévastateurs de l’algorithme mais n’est pas prête à assumer de répercussions financières dans le but de le rendre plus sûr et ne veut pas prendre le risque que ses utilisateur-trice-s passent moins de temps en ligne et, par conséquent, cliquent sur moins d’annonces. Capture d’écran du Tweet : 60 Minutes, Facebook whistleblower talks Facebook algorithms, Twitter, 04.10.2021, source : https://twitter.com/60Minutes/status/1444810664502079491

Est-il encore possible d’interagir avec le monde extérieur sans constamment succomber à l’économie de l’attention ? Existe-t-il des moyens pour contourner, voire changer, ce système ?
Oui. Comme pour toute habitude, cela requiert une pleine conscience et de l’exercice. Récemment, je suis moi-même sortie de la boucle sans fin d’internet (connue sous le nom de rabbit hole), en désactivant les notifications, en retirant des applications de l’écran d’accueil de mon smartphone (pour réduire la tentation) et lorsque cela n’a pas suffi, je les ai complètement désinstallées (parfois pour trois à six semaines, parfois définitivement). L’une des clés réside dans le fait de réfléchir à ce qu’une application en particulier nous apporte et à la possibilité de satisfaire le besoin en question d’une autre manière. Par exemple, si une personne dont toute la vie sociale repose sur Instagram venait à effacer l’application de manière prématurée, elle s’isolerait de son cercle d’ami-e-s, et nul ne veut payer ce prix ! Une stratégie possible consisterait, dans un premier temps, à communiquer ses intentions à ses ami-e-s, puis à déplacer les conversations importantes vers une application de conversation privée (comme Signal ou Wire) : au fil du temps, on pourrait bien devenir moins dépendant-e-s d’Instagram pour couvrir tous nos besoins sociaux. Se sentir coupable n’aide en rien, contrairement à une estimation réaliste de ce que nous apportent réellement ces applications.

Nadja Buttendorf, #HotPhones – high-tech self-care, 2018, Tutorial/Workshop, Direct Contact, vue de l’exposition D21 Kunstraum Leipzig, 2018 © Nadja Buttendorf

Avec beaucoup d’ironie, Nadja Buttendorf détourne l’utilisation de son smartphone pour en faire un instrument de bien-être high-tech (« high-tech self-care »). Dans son tutoriel (en allemand) #HotPhones – high-tech self-care, elle fait de cet objet qui nous épuise physiquement et psychologiquement un outil de bien-être, censé nous procurer chaleur, nous relaxer et contribuer à recharger notre batterie. Une autre manière de se détoxifier ! Image : Nadja Buttendorf, #HotPhones – high-tech self-care, 2018, Tutorial/Workshop, Direct Contact, vue de l’exposition D21 Kunstraum Leipzig, 2018 © Nadja Buttendorf

Nous suivons des gens sur les réseaux sociaux et sommes simultanément surveillé-e-s par des entreprises. Dans quelle mesure pensez-vous que la surveillance soit liée à l’économie de l’attention ?
Si certains types de dangers présentent des similitudes, les dangers individuels varient en fonction de qui nous sommes, de l’endroit où nous vivons, de notre passeport, de notre nom, de notre couleur de peau et des contextes dans lesquels nous surfons sur Internet. Nous y sommes sans cesse confronté-e-s : des informations sont puisées sur les réseaux sociaux ou dans des applications de discussion non sécurisées, puis utilisées pour nous influencer sur ces mêmes plateformes, voire hors ligne, dans la vie réelle (demandes de crédit, assurances-maladie, votations, degré de difficulté à passer certaines frontières). Et ce ne sont là que les cas extrêmes : des groupes qui espionnent les conversations sont également attentifs aux moindres détails (tels que le nombre de points d’exclamation que nous utilisons ou si nous likons et partageons des messages de colère ou de tristesse) et tentent ainsi de découvrir à quoi réagissent des personnes comme nous.

Que voudriez-vous voir changer dans les réseaux sociaux à l’avenir ?
Je veux que les plateformes de réseaux sociaux reconnaissent leurs responsabilités et prennent des mesures concrètes en vue d’un échange avec la société civile, des organisations des droits humains, des psychologues et des spécialistes du développement, non seulement pour comprendre les problèmes réels que leur technologie fait augmenter au sein de la société mais aussi pour trouver des solutions praticables contribuant au bien de tou-te-s. Le modèle d’affaires actuel n’est pas bon pour l’humanité. Je pourrais dresser la liste des changements que je voudrais voir en tant qu’utilisatrice de la technologie mais je pense qu’il est plus important de revoir la publicité, les algorithmes, et les systèmes de reconnaissance faciale (pour n’en citer que quelques-uns) à un métaniveau plus proche du système. Il ne s’agit pas seulement de savoir de quelle manière on entend les utiliser mais aussi de connaître la manière dont ils sont déjà utilisés dans le monde et nuisent activement à des personnes et même à des sociétés toutes entières. Mais ne me croyez pas sur parole, car ce n’est pas un secret : d’innombrables expert-e-s et chercheur-euse-s étudient et dénoncent ces problèmes. La balle est désormais dans leur camp.

Si les plateformes de réseaux sociaux doivent changer, pourquoi est-il tout de même utile de développer une approche critique face à l’économie de l’attention ?
La connaissance est le pouvoir : si vous avez ne serait-ce qu’une compréhension de base de l’économie de l’attention, vous serez peut-être encouragé-e à prendre des décisions différentes. En effet, lorsque vous êtes pris-e dans ce que l’on appelle le rabbit hole de YouTube ou d’Instagram, le simple fait de savoir que ce n’est pas votre faute et que l’objectif est justement d’attirer votre attention vous permettra de réagir différemment. Peut-être que vous désactiverez les notifications, définirez un temps d’utilisation maximal pour les applications ou les effacerez complètement de votre smartphone. Cette approche permet de mieux naviguer et de procéder à des adaptations correspondant à vos besoins et à vos valeurs.